Je m’appelle Alessandro Chidichimo et je suis un chercheur précaire. Je vous écris parce que j’ai lu votre bel article (et l’entretien publié les jours suivants) sur la situation de la précarité dans la recherche. Je me permets de vous envoyer une (trop) longue réflexion. Désolé de réagir si tardivement, mais j’étais en voyage et, en plus, je m’attendais à ce que quelqu’un de plus qualifié que moi réponde publiquement. Mais comme vous l’avez probablement déjà remarqué, chaque fois qu’il y a un article sur la situation de la précarité de l’emploi à l’université (ça tombe normalement à la rentrée de chaque année), il n’y a pas de suite.
Statistiques J’ai été très touché par la publication des statistiques. Moi je suis précaire depuis 10 ans, je savais que le phénomène était répandu, mais les chiffres sont impressionnants. Un collègue sans contrat me faisait réfléchir au fait que, quand on n’a même pas un petit contrat, on n’est même pas précaire, on est simplement au chômage ou dans un autre emploi. Mais ça ne veut pas dire qu’à la fin des contrats, nous ne sommes plus des chercheurs. Donc aux statistiques sur le précariat dans l’académie, il s’agirait d’ajouter aussi ces nombreux chercheur-e-s disparu-e-s, lesquels, même s’ils continuent à lire, écrire et publier, n’ont même pas de contrat, et dont souvent, après plusieurs années, on perd la trace dans les statistiques et dans le monde de la recherche.
Vie quotidienne et impact social Un autre aspect intéressant, en effet, que je n’ai pas trop trouvé dans votre texte – mais je sais bien que, dans un seul article, on ne peut pas tout dire –, concerne les questions de la vie quotidienne des personnes qui se retrouvent précaires. Ne serait-ce que la dernière semaine, j’ai rencontré, dans deux contextes différents, deux chercheuses exceptionnelles qui m’ont annoncé avec beaucoup d’anxiété que leur contrat allait se terminer. Après respectivement 10 et 14 ans, à un âge situé entre 35 et 40 ans, elles se retrouveront sans travail à l’université et sans savoir quoi faire pour la suite, avec la nécessité de se reconvertir probablement dans un autre domaine. Leurs craintes allaient des questions économiques jusqu’aux questions de stress psychologique face à ce changement et de l’impact que tout cela allait avoir sur leurs familles. Juste aujourd’hui, un collègue, un incroyable chercheur, quelqu’un d’attentif et de passionné, m’a envoyé une photo de lui dans le cadre de son nouveau job : il est suspendu dans le vide pendant qui nettoie des bâtiments. Il me dit : « Je fais le cordiste. (-) c’est difficile de faire de la recherche sans financement. Il faut d’abord bouffer ». Et je me souviens de ma magnifique collègue qui, à 50 ans, avec un contrat qui allait se terminer et un mari au chômage, était sur le point à pleurer n’ayant pas d’alternative pour la suite. Je pourrais continuer à vous raconter des dizaines d’histoires similaires…
Ce que je veux dire, c’est que, pendant qu’on est en train de décider de la meilleure stratégie pour diversifier l’offre dans le monde du travail, pour les budgets des institutions ; pendant que ceux qui décident de tout cela sont en train de discuter confortablement avec leurs chiffres et leurs statistiques, et avec une stabilité de l’emploi, il y la vie des gens, qui n’est pas un bien quantifiable et qui souvent ne rentre pas dans les statistiques – jusqu’au moment où le coût de la santé des chercheurs se transforme en un chiffre et en un coût économique pour la collectivité. C’est une question de perspective sur la gestion des vies mêmes : oui, on peut prendre du temps pour raisonner ensemble sur la meilleure solution, mais souvent les gens en difficulté n’ont pas de temps.
Entretien Et on arrive à l’entretien. Je m’excuse si je ne suis pas en mesure d’organiser un discours vraiment cohérent et efficace pour bien répondre point par point au monsieur le Président des Académies suisses des sciences avec qui vous avez parlé. Je n’ai pas non plus un rôle institutionnel qui me permettrait de comprendre tous les enjeux présents dans ses mots, mais je pense qu’il faut souligner quelque chose et donc j’aimerais seulement dire que :
1. J’apprécie son idée concernant le statut des professeurs. Je pense qu’il vise à toucher le pouvoir de ces derniers, mais malheureusement tout ce discours me (nous) dépasse largement. Il me semble être d’un côté un discours interne au pouvoir (nous n’avons pas de temps et nous sommes bien loin du pouvoir), de l’autre côté un discours qu’on ne peut pas accepter. Déstabiliser tout le monde ne représente pas une solution que je serai en mesure d’accepter. Est-ce que, vraiment, il n’y a pas d’autres solutions ?
2. Au premier point suit ce deuxième : l’argent. Il y a un gap salarial important entre les professeurs et les autres collaborateurs, précaires, enseignants. En même temps, les professeurs sont submergés par le travail administratif. On pourrait bien imaginer une solution de partage des tâches et, par conséquent, de l’argent (oui, c’est du « travailler moins, travailler tous »). Si t’es un super-professeur qui gagne 22’000, je ne pense pas que gagner 20’000 va trop changer ta vie (également passer de 12’000 à 11’000). Si on faisait des maths :
4’200 professeurs multipliés par 1’000chf par mois, cela fait : 4 mio 200’000 chf, ou bien 1’000 nouveaux postes à durée indéterminée, à 50%, à 4’200chf par mois (ou bien 1’000 contrats pour des doctorants à 100%, comme ça ils pourront ne se consacrer qu’à la lecture et à la recherche, plutôt que de financer leur doctorat avec d’autres tâches dans l’université)
Et si on pense à 2’000 chf ?!
4’200 X 2’000 = 8 mio 400’000 chf, 2’000 nouveaux postes à 50% ou 1’000 postes à 100%.
Réduire les salaires et redistribuer le travail, ou bien réduire les pourcentage de travail, plutôt que de proposer à quelqu’un de renoncer à son poste pour créer d’autres postes – comme suggéré dans l’entretien. Si les professeurs sont totalement sous l’eau à cause du travail d’administration, les réunions et les cours, plutôt que demander des fonds pour faire donner un cours par quelqu’un d’autre (ça existe et c’est financé par le FNS) en produisant donc un autre précaire (il y a deux ans, à la Section des sciences de l’éducation, on a fait une enquete sur l’état de santé au travail et le résultat était que les professeurs étaient en souffrance à cause du fait qu’ils n’arrivaient plus à faire de la recherche parce que trop occupés dans leurs réunions et cours – cherchez ce document, il était exceptionnel). Avec un meilleur partage des tâches et de l’argent, les profs auront plus de temps pour faire de la recherche et les autres chercheurs bénéficieront d’un contrat, avec un salaire minimum qui permettra de lire, écrire et publier (si les universités aiment le quantitatif, imaginez combien d’articles 1000 personnes peuvent écrire et combien de livres elles peuvent lire en une année ?! Si je pense à moi, qui publie en moyenne 3-4 articles par année, cela fera 3 à 4000 articles en plus). Et cela devrait réduire la disparité au travail qu’il y a normalement dans chaque équipe, où les exigences des gens au bénéfice de contrats à durée indéterminée, d’une sécurité financière et d’un pouvoir décisionnel se confrontent aux situations totalement indéterminées – économiquement, socialement – des autres.
3. Avoir un poste à durée indéterminée signifie laisser les gens libres de décider s’ils veulent rester à l’université ou partir ailleurs pour un autre job. Aujourd’hui, les précaires de la recherche n’ont pas ce choix. Est-ce que vous serez d’accord avec moi pour dire que cette impossibilité de se projeter dans l’avenir, l’impossibilité de choisir la suite de sa propre carrière, endommage tant les chercheurs, que leur recherche et leur cadre social ? Qui a dit que tous les doctorants veulent rester à l’université ? Mais s’il y a quelqu’un qui veut continuer ce parcours, pourquoi lui en limiter le choix ?
4. Monsieur le Président parle de la possibilité d’engager des chercheurs selon les nécessités des institutions. Mais il y a un problème : comment définir de combien d’historien-ne-s de l’art (de philosophes, d’économistes, de physicien-ne-s etc. etc.) ont besoin les universités suisses ? Quel est le paramètre ? Une des possibilités serait de déterminer la quantité de chercheurs en fonction des nécessités de l’enseignement. Or engager autant d’enseignants pour le nombre d’étudiants, c’est une chose qu’on fait déjà dans d’autres pays, mais la recherche ?! Si on paie les gens pour enseigner, quand auront-ils le temps de faire de la recherche ? Et encore faudra-t-il s’interroger sur le lien entre recherche et enseignement.
Il y a encore d’autres choses à dire, beaucoup de choses à dire, mais, désolé, c’est déjà une longue lettre que j’ai écrite en courant, mais je trouvais nécessaire de dire quelque chose et vous mettre au courant des autres informations.
Merci sincèrement pour votre travail.
Bien cordialement,
Alessandro Chidichimo
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